III
LE CORSAIRE
Bolitho ouvrit les yeux et resta plusieurs secondes à contempler le fanal qui dansait au-dessus de sa couchette. Ses membres étaient moulus, il avait passé des heures sur le pont au cours de la nuit puis avait eu du mal à s’endormir. Derrière la toile qui l’isolait de la grand-chambre, il apercevait les premières lueurs de l’aube. À voir le balancement de la lanterne, à entendre le doux craquement de la coque, le vent était tombé, il en était sûr. Il essaya de se détendre ; il devait perdre cette habitude de se réveiller à l’aube pour savourer le plaisir de sa nouvelle vie.
Des bruits de pas au-dessus de sa tête : il devina que les hommes s’apprêtaient à une nouvelle journée de travail. Cela faisait deux semaines que le convoi avait mis la voile d’Antigua et ils n’avaient pas encore franchi la moitié de la distance prévue. Mille milles au large, mille milles dont chacun avait été marqué par des vents contraires ou nuls, pas une heure sans que l’on dût rappeler les hommes sur le pont pour envoyer de la toile ou reprendre un ris, pour brasser les vergues dans l’espoir bien vain de prendre un peu d’air avant de tout rentrer en catastrophe à l’arrivée d’un grain.
Les sombres prédictions de Buckle ne s’étaient révélées que trop exactes : par petit temps, l’Hirondelle ne valait pas grand-chose. Il ne comptait plus le nombre de fois où elle s’était retrouvée pitoyablement encalminée, voiles pendantes. Cela se traduisait par beaucoup de travail, un travail harassant pour la remettre à poste encore et encore, pour le seul plaisir de devoir recommencer à zéro au quart suivant.
Depuis qu’elle était née, l’Hirondelle n’avait jamais rien connu d’autre que des missions de patrouille et d’éclairage. Il lui restait à apprendre ce qu’était l’escorte de convois, besogne fastidieuse et lassante s’il en est. Et les deux transports ne les aidaient guère : impossible de leur faire comprendre à quel point il était important de rester aux postes qu’on leur avait assignés. Dès qu’un grain les avait égaillés, il fallait des heures pour les rappeler et les replacer en formation. Les signaux réitérés de Colquhoun n’avaient servi qu’à braquer le capitaine de l’un des deux bâtiments, la Toison-d’or. À maintes reprises, il avait délibérément ignoré lesdits signaux et le Faon avait été contraint de quitter son poste sur l’avant du convoi pour se mettre à portée de voix. Toute l’escadre profitait de ces échanges assez vifs.
Bolitho se leva de sa couchette et entra dans sa chambre. Le pont tanguait doucement sous ses pieds nus, dans le brouhaha habituel de poulies qui s’entrechoquent, la barre grinçait sous les efforts des timoniers qui tentaient vaille que vaille de tenir leur cap.
Il alla s’appuyer contre la fenêtre pour contempler la mer déserte. Les deux transports, à supposer qu’ils fussent toujours ensemble, devaient se trouver sur tribord de l’Hirondelle. Bolitho avait ordre de rester au vent des deux bâtiments lourdement chargés afin de se tenir prêt à courir sur tout vaisseau suspect en gardant l’avantage le plus longtemps possible, le temps de savoir s’il s’agissait d’un ami ou d’un ennemi.
En fait, ils avaient aperçu en trois occasions une voile inconnue, mais si loin sur l’avant qu’il était impossible de déterminer s’il s’agissait de la même. De toute façon, Colquhoun avait refusé à chaque fois d’aller y regarder de plus près. Bolitho comprenait à la rigueur cette façon de faire et cette décision de ne pas laisser seuls les transports, surtout avec ce vent qui pouvait choisir le moment où leurs forces seraient dispersées pour leur jouer un tour de sa façon ou pour permettre à l’ennemi de fondre sur eux. Mais, d’un autre côté, il ressentait pleinement l’espèce de malaise qui régnait après chaque appel de la vigie. Cet étrange navire jouait les filles de l’air et pouvait très bien les suivre méthodiquement en attendant un instant propice pour attaquer.
La porte s’ouvrit, livrant passage à Fitch portant un plateau et deux tasses : la première contenait du café, l’autre de l’eau chaude prélevée à la cuisine pour la séance de rasage. Dans la pâle lueur qui filtrait par la fenêtre, il paraissait encore plus pâle et plus minuscule que d’habitude. Il gardait les yeux baissés – cela aussi était assez normal chez lui – tandis qu’il servait le premier café de la journée.
— Rien de particulier sur le pont ?
Fitch leva à peine les yeux.
— M. Tilby dit qu’on va encore avoir une journée torride, monsieur.
Tilby était leur bosco, un homme impressionnant dont le langage était le moins châtié que Bolitho eût jamais entendu en dix années de mer. Cela dit, il avait un sens des éléments, un don pour prévoir ce qui allait arriver qui n’avaient pas leur équivalent.
Sous ce soleil de plomb, sans un endroit où trouver un peu d’ombre, les hommes de l’Hirondelle souffraient mille morts en attendant la nuit. Il était même étonnant qu’ils parviennent à survivre à bord d’une coque aussi étroite. Entre les vivres de prévoyance et les gréements de rechange, la poudre, les boulets, sans parler du reste, beaucoup avaient du mal à seulement trouver où crocher leur hamac. Pour compléter le tableau, l’Hirondelle devait embarquer quelques longueurs de câble d’ancre quand elle faisait route : plusieurs centaines de brasses de cordage de huit pouces vous consomment plus de place que cinquante êtres humains, dont on a pourtant le plus pressant besoin à bord.
Quoi qu’il en fût, personne n’y pouvait rien. Un bâtiment doit embarquer de quoi vivre par ses propres moyens et il faut bien en subir les conséquences.
Il avala une gorgée de café. Si seulement ce vent voulait bien fraîchir et leur rester favorable, cela les aiderait à supporter ce labeur perpétuel de grimper en haut et lui permettrait éventuellement de faire un peu d’école à feu. Le temps lui avait manqué pour pratiquer autant qu’il l’aurait voulu ce genre d’exercices au cours des quelques jours qui avaient suivi l’appareillage, mais, lors de ces trop rares entraînements, il avait noté la même étrange attitude qu’il avait remarquée dès qu’il était monté à bord. Comme ils n’avaient jamais eu l’occasion de se battre, les hommes considéraient apparemment cet usage comme une corvée normale à l’arrivée d’un nouveau capitaine. Leurs temps n’étaient pas mauvais, même s’ils manquaient de régularité au cours des différentes phases de chargement, pointage, remise en batterie. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de penser que faisait défaut l’essentiel : ils n’avaient rien ni personne à combattre, et cela se voyait à leur attitude assez détendue.
Il en avait touché un mot à Tyrrell, mais le second lui avait répondu tranquillement :
— Par l’enfer, monsieur, cela ne signifie pas qu’ils ne sauront pas se battre si l’occasion se présente !
Il s’était attiré une réponse assez sèche de Bolitho, et l’incident avait dressé une nouvelle barrière entre eux. Pour le moment, il laissait filer.
Il avait le sentiment que le capitaine Ransome avait considéré son bâtiment comme sa chose, son yacht en quelque sorte. Parfois, la nuit, alors qu’il redescendait dans sa chambre après une heure inutile passée sur le pont à regarder l’équipage réduire la toile, il s’imaginait Ransome en galante compagnie. Ou bien, il voyait Tyrrell arpenter le pont, pleurant de rage en sachant sa sœur en bas. Ils n’en avaient jamais reparlé depuis cette première scène que lui avait faite le second, mais l’histoire lui trottait dans la tête et il se demandait ce qu’avait bien pu devenir cette fille après le décès de Ransome.
Stockdale entra, le bol à raser à la main. Apercevant Fitch, il lui glissa entre ses dents :
— T’t’es occupé du petit déjeuner pour le capitaine ?
Et à Bolitho :
— Encore une belle matinée, monsieur.
Il attendit que le capitaine se fût installé dans son siège et alla mirer le rasoir à la lumière. Apparemment, le fil lui parut convenable.
— C’qu’on aurait besoin, c’est d’un bon coup de chien – il souriait de toutes ses dents. Ça ferait un peu danser tous ces jeunes cabots !
Bolitho se laissa aller, tandis que le rasoir passait sur son menton. Stockdale ne disait pas grand-chose mais, quand il parlait, il touchait toujours au bon endroit.
— Dans un mois, répondit Bolitho entre deux passages de la lame, nous serons à la saison des ouragans, Stockdale. J’espère du moins que cette perspective vous agrée.
— J’connais ce genre de temps, grommela le grand cuistot, mais j’me fais pas d’mouron, on en verra d’autres et on s’ra toujours là pour le raconter.
Bolitho jeta l’éponge : rien à faire pour ébranler la confiance en soi de cet homme-là. Il croyait dur comme fer qu’il pouvait faire des miracles, même au plus fort d’un ouragan.
Il y eut des bruits de voix au-dessus d’eux, puis des pas dans l’échelle de descente.
C’était l’aspirant Heyward, impeccable comme toujours, alors qu’il venait de passer la nuit sur le pont.
— Bonjour, monsieur – il jeta un coup d’œil au grand rasoir que Stockdale tenait suspendu. M. Graves vous présente ses respects et vous fait dire que le Faon a signalé une voile dans le nordet.
Bolitho attrapa la serviette pour s’essuyer.
— Très bien, je monte.
— Encore le même, monsieur ? fit Stockdale en posant son bol.
Bolitho hocha la tête.
— C’est peu probable : il n’aurait pas pu nous rattraper dans la nuit, même s’il avait envie de s’en prendre à nous – il se frotta vigoureusement le menton. Mais qu’importe, un peu de présence ne fera pas de mal dans ce désert.
Lorsqu’il émergea sur la dunette, il y trouva Tyrrell et la plupart des autres. On avait rassemblé les hommes au pied du grand mât pour le poste de lavage. D’autres attendaient près des pompes ou se contentaient d’observer rêveusement les voiles flasques. Graves le salua.
— La vigie n’a encore rien vu, monsieur.
Bolitho acquiesça sans mot dire et se dirigea vers le compas : cap nord-noroît. À vrai dire, ils étaient comme verrouillés à cette route depuis le début des temps. Il n’était guère surprenant que le Faon eût aperçu ce visiteur le premier, il était le mieux placé pour ce faire, en tête et au vent du convoi. Mais il aurait bien aimé être à sa place, pour tout dire ; il avait sans cesse l’impression que le Faon était plus rapide que lui à signaler et à exécuter les ordres de Colquhoun.
Il apercevait la corvette dans l’enchevêtrement de vergues et de haubans, un peu à tribord du transport le plus en arrière. Le Faon faisait route au plus près dans une petite brise, toute la toile dessus, serrant le vent au mieux.
La vigie appela :
— Ohé du pont ! Voile à tribord !
Tyrrell s’approcha de Bolitho.
— Qu’en pensez-vous, est-ce l’un des nôtres ?
— Ou l’un de ces damnés Yankees, fit suavement Graves.
Bolitho surprit l’échange des deux regards ; on sentait presque physiquement la haine qui régnait entre ces deux hommes.
— Qu’importe, messieurs, répondit-il d’une voix égale, nous le saurons bientôt.
L’aspirant Bethune les appelait :
— Du Faon, monsieur, « Gardez votre poste ! »
— Et voilà, fit Graves d’un ton las, c’est tout le Faon : ça va vous trouver une brise de demoiselle et se la mettre au cul.
— Montez donc là-haut, monsieur Graves, je veux que vous me disiez vous-même ce que vous voyez, et ne manquez aucun détail.
— J’ai envoyé une excellente vigie, répondit Graves en le regardant en face.
— Eh bien, fit Bolitho, la voix soudain sévère, j’ai décidé d’y ajouter un excellent officier, monsieur Graves, un œil expérimenté et pas seulement perçant.
Graves se dirigea vers les enfléchures au vent et, après avoir manifesté une dernière hésitation, entreprit de grimper.
— Voilà qui lui fera le plus grand bien, observa tranquillement Tyrrell.
Bolitho faisait mine d’inspecter la dunette du regard.
— C’est bien possible, monsieur Tyrrell, mais ne vous imaginez pas que je vais mettre en jeu mon autorité pour régler vos petits différends – il baissa la voix : Nous sommes là pour combattre l’ennemi, pas pour nous battre entre nous.
Et il prit une lunette au râtelier avant de se diriger vers le pied de l’artimon. Il se cala solidement et pointa d’abord l’instrument sur le Faon avant de balayer lentement l’horizon. Il resta ainsi plusieurs minutes, et tout à coup, alors que l’intrus se soulevait sur une lame, il aperçut enfin la tache rose que faisaient les rayons du soleil sur ses huniers. Il était en rapprochement, vergues brassées au plus près de l’axe.
— Ohé, fit Graves, c’est une frégate, monsieur !…
Il attendit avant de poursuivre. Tous les mâts étaient visibles à présent.
— … et de construction anglaise.
Bolitho restait silencieux. De construction anglaise, certes, mais qui était donc derrière les canons ? Il revint au Faon, dont la flamme voletait dans le vent, des volées de pavillons montant aux vergues. Bethune appela.
— Du Faon, monsieur, signal de reconnaissance.
Il fit une pause, le temps de consulter son livre.
— La Miranda, monsieur, un trente-deux, capitaine Selby !
— Il vient certainement d’Angleterre, annonça Buckle à la cantonade.
Il faisait grand jour à présent, la chaleur du soleil commençait à peser. Bolitho scrutait les flots brillants. D’Angleterre… Chacun à bord ressentait sans doute la même chose que lui en entendant ces mots, sauf bien sur Tyrrell et ses congénères. Tous les autres, tous, devaient revoir leur vie passée, un village pour l’un, une ferme pour l’autre, une taverne près d’un port de commerce ou de pêche. Un visage de femme, les derniers baisers d’un enfant avant que le détachement de presse ne jette sur vous sa poigne de fer.
Et lui-même se prit à penser à sa propre demeure, la grande maison de Falmouth. Là-bas, en Cornouailles, sous le château de Pendennis, son père l’attendait en se faisant du tourment sur son sort, sur celui de son frère Hugh. Comme tous les Bolitho, son père avait été officier de marine, mais il avait perdu un bras et se trouvait désormais confiné dans une vie à terre, avec cependant le spectacle quotidien des navires et de la mer qui l’avaient rejeté.
— Signal général du Faon, monsieur, « Mettez en panne ! »
Apparemment, Colquhoun se satisfaisait de l’identification du nouveau venu. Pour une fois, les transports n’eurent pas besoin de se faire répéter l’ordre. Après tout, ils étaient peut-être bien comme les autres, heureux d’avoir des nouvelles du pays.
Bolitho replia sa lunette et la tendit à un bosco.
— Rentrez la toile, monsieur Tyrrell, et mettez en panne.
Il attendit que le second eût donné les ordres nécessaires aux gabiers pour poursuivre :
— On dirait que cette frégate a beaucoup souffert, sa mission doit être importante.
Il avait observé à loisir le nouvel arrivant qui se frayait un chemin entre les bâtiments. Sa coque portait de larges balafres, partout où la mer avait arraché la peinture comme quelque coutelas géant. Les voiles montraient les marques de réparations de fortune, indices d’une traversée vivement conduite.
— Monsieur, cria Bethune, la Miranda a envoyé un nouveau signal ! « Au Faon, le capitaine au rapport ! » continua-t-il en essayant de maintenir sa position délicate dans les enfléchures.
Comme à l’accoutumée, le Faon répondit immédiatement ; il ne lui fallut que quelques minutes pour mettre le canot à la mer. Bolitho imaginait déjà Colquhoun se précipitant à bord de la Miranda et la consternation de son capitaine lorsqu’il découvrirait qu’il avait affaire à plus ancien que lui.
Peu importait, la chose devait être sérieuse. Il ne s’agissait visiblement pas de tailler une bavette au hasard d’une rencontre fortuite.
— Je descends, fit gravement Bolitho en se frottant le menton. Appelez-moi, quoi qu’il se passe.
Il trouva dans sa chambre Stockdale qui l’attendait tout sourire avec sa vareuse et son sabre.
— J’ai pensé que vous pourriez avoir besoin de ceci, monsieur, fit-il de sa voix de basse.
Fitch essayait de se cramponner tant bien que mal à la table pour résister aux mouvements incontrôlés du bâtiment en panne. L’œil morne, il contemplait le petit déjeuner, désormais inutile, qu’il venait d’apporter.
— Ne vous en faites pas, lui dit Bolitho en souriant, je trouverai bien le moyen d’avaler ça plus tard.
Il constatait une fois de plus combien l’excitation de la nouveauté, la silhouette à peine aperçue d’un autre bâtiment le remettaient en appétit. Il avala une goulée de café tandis que Stockdale lui ajustait son baudrier et lui tendait sa vareuse.
Peut-être la Miranda avait-elle aperçu l’ennemi et avait-elle besoin d’assistance pour l’attaquer ? Autre hypothèse, la guerre était terminée, ou un autre conflit avait éclaté ailleurs. Tout était possible.
Il aperçut Tyrrell dans l’ouverture de la descente.
— Monsieur, le canot du Faon a déjà poussé !
— Merci, fit Bolitho qui avait du mal à dissimuler son dépit, ils ont fait vite !
Tyrrell disparut, il ajouta :
— Après tout, j’ai bien le temps d’avaler mon déjeuner !
Mais il se trompait. Il avait à peine dégrafé son baudrier que Tyrrell réapparut.
— Signal du Faon, monsieur, cria-t-il, à rallier son bord immédiatement !
Stockdale jaillit de la chambre en hurlant après l’armement du canot que le bosco avait déjà fait préparer.
On mit l’embarcation à l’eau en un tournemain, sans trop se préoccuper des manières. Bolitho se laissa tomber dans la chambre dans un cliquetis de métal, son sabre cognait contre la lisse, il manqua s’effondrer au milieu des hommes.
— Poussez ! ordonna Stockdale de sa grosse voix – puis, plus bas : Et rappelez-vous bien, mes agneaux, si vous manquez un seul coup de pelle, vous m’entendrez causer !
Le canot volait littéralement sur l’eau et, le temps que Bolitho ait retrouvé un air plus digne, l’Hirondelle était déjà à une bonne encablure derrière. La corvette plongeait lourdement dans la houle, ses voiles claquaient désespérément. Ce spectacle parvint même à l’arracher à ses préoccupations. Autrefois, il restait souvent à admirer la poupe d’un vaisseau qui passait, rêvant à son capitaine, à ce qu’il était, à ce qu’il avait comme qualités ou défauts. À présent, il avait du mal à se dire que cette chambre était la sienne et que beaucoup d’autres se posaient les mêmes questions, mais à son sujet.
Quand il se retourna enfin, il aperçut la silhouette du Faon qui se découpait sur celle de la frégate. Des marins s’affairaient à la coupée pour recevoir les arrivants. Bolitho ne put réprimer un sourire : le plus novice des capitaines avait droit, lui aussi, à tout le cérémonial réglementaire.
Il fut accueilli par Maulby, commandant le Faon. C’était un homme très maigre qui, s’il ne s’était pas tenu aussi voûté, aurait mesuré plus de six pieds. Passer sa vie courbé entre deux ponts ne devait pas être très agréable pour un gaillard de cette stature. Il devait avoir quelques années de plus que lui et parlait d’une voix bizarrement trainante. Mais il était plutôt sympathique et le reçut très aimablement.
Tandis qu’ils descendaient sous la dunette, Maulby lui glissa :
— Notre petit amiral a l’air tout excité, si vous voulez mon avis.
— Qui ça ? fit Bolitho en s’arrêtant.
Maulby haussa les épaules.
— Dans la flottille, nous appelons Colquhoun le petit amiral. Il a une façon qui n’appartient qu’à lui d’en prendre toutes les prérogatives sans en avoir le grade !
Et il se mit à rire, les épaules coincées sous les barrots, si bien qu’on aurait pu croire qu’il soutenait le pont à lui tout seul.
— Vous avez l’air choqué, cher ami ?
Bolitho se mit à rire. À première vue, Maulby était quelqu’un en qui on pouvait avoir confiance. Cela dit, il n’avait encore jamais vu un officier qui, d’entrée de jeu, disait ainsi du mal d’un supérieur. Dans certains cas, cela pouvait très bien tourner à la catastrophe.
— Non, je ne suis pas choqué, un peu surpris tout de même !
La chambre avait exactement la même taille que la sienne, mais tout le reste était différent : le décor réduit au strict minimum était spartiate – Bolitho se souvenait des remarques acides de Tyrrell sur la « touche féminine ». Colquhoun était assis à son bureau, le menton dans les mains, occupé à parcourir les dépêches qu’on venait de lui remettre.
— Asseyez-vous, messieurs, fit-il sans interrompre sa lecture, je dois examiner ces documents.
Maulby fit un clin d’œil à Bolitho, qui regardait ailleurs. Son comportement désinvolte à l’égard de leur chef était surprenant. Le petit amiral : il fallait bien reconnaître que ce surnom lui allait comme un gant.
Maulby avait beau rester détendu, il n’était pas fou. Bolitho avait eu le temps d’observer la discipline qui régnait dans son équipage. Il ne connaissait pas les autres capitaines de leur petite escadre, mais s’ils étaient tous de la même farine, Colquhoun avait certes de quoi se faire du souci. Ou alors, cela tenait peut-être seulement au fait que les fortes personnalités tranchent plus nettement sur de petits bâtiments. Il songeait à Pears, sur ce bon vieux Trojan, dont les traits burinés ne semblaient jamais atteints, quoi qu’il advînt : par gros temps, au vent d’une côte dangereuse, sous le feu de l’ennemi, pendant l’exécution d’une punition, lors d’un conseil d’avancement, il avait toujours l’air ailleurs, inaccessible. Difficile d’imaginer un Maulby revêtu de tous ces attributs de la puissance divine.
La voix coupante de Colquhoun le tira de sa rêverie.
— Le capitaine de la Miranda nous apporte de bien mauvaises nouvelles.
Il ne levait toujours pas la tête.
— La France vient de conclure un traité avec les Américains. Cela signifie que le général Washington recevra désormais l’appui de troupes régulières et d’une flotte puissante.
Bolitho s’agitait dans son siège, essayant de saisir toute la portée de cette nouvelle. La France avait déjà énormément aidé ses nouveaux alliés, mais cette assistance serait désormais ouverte. Cela signifiait aussi implicitement que les Français avaient pleine confiance dans les chances de victoire des Américains.
Colquhoun s’approcha des fenêtres.
— La Miranda transporte des dépêches et des renseignements à l’intention du commandant en chef à New York. Elle a quitté Norfolk en compagnie d’un brick qui emmenait les doubles à Antigua. Ils ont été pris dans une tempête peu de temps après leur sortie de la Manche et ils n’ont plus revu le brick depuis lors.
— Il a été pris par les Français, monsieur ? demanda tranquillement Maulby.
Colquhoun lui répondit avec une brutalité incompréhensible.
— Mais, par le diable, qu’est-ce que ça peut bien faire ? Pris ou coulé, démâté ou bouffé par les vers, voilà qui ne fait aucune différence pour ce qui nous concerne !
Bolitho comprit subitement la cause de cet accès de colère : si Colquhoun était resté à Antigua jusqu’à la sortie de carène de son bâtiment, Maulby aurait eu le commandement de l’escorte. Le capitaine de la Miranda, désespérant de parvenir à New York avec ses dépêches et plus ancien que Maulby, lui aurait ordonné de se débrouiller pour porter les documents à Antigua. Personne n’avait le droit de tabler sur la survie du brick pour ne rien faire. Par un curieux retournement du sort, le capitaine de la Miranda venait de lui repasser la charge de prendre lui-même cette décision.
Un peu calmé, Colquhoun poursuivit son discours.
— D’après nos renseignements, les Français préparent leur flotte depuis des mois. Une escadre au complet a appareillé de Toulon voici plusieurs semaines et a franchi Gibraltar malgré les patrouilles sans que personne en dise rien.
Il les regardait tour à tour.
— Ils sont peut-être déjà ici, n’importe où sur les côtes américaines, et nous n’en savons rien. Qu’ils aillent au diable !
Le Faon évitait lentement dans la houle et Bolitho aperçut par la fenêtre les deux transports, énormes et patauds, vergues brassées, qui attendaient les signaux. Tous deux étaient chargés jusqu’au plat-bord de ravitaillement pour l’armée de Philadelphie. S’ils tombaient en mauvaises mains, cela représenterait une prise considérable et Colquhoun y pensait certainement sans relâche.
— La Miranda a accepté d’escorter le convoi, continua Colquhoun, jusqu’à ce que nous établissions le contact avec l’escadre côtière. Mais, avec ce foutu temps, cela peut prendre des semaines.
Bolitho faisait instinctivement les mêmes calculs que Colquhoun dans sa tête et avait déjà évalué la distance. Que de milles à franchir, avant de faire demi-tour pour le même long voyage et retrouver sa petite escadre à Antigua !
— Je me permettrai de vous suggérer la chose suivante, monsieur, fit Maulby : je pourrais continuer avec les transports ; avec l’assistance de la Miranda, nous serions en sécurité.
Il jeta un regard à Bolitho avant de poursuivre :
— Vous pourriez regagner Port-aux-Anglais à bord de l’Hirondelle, prévenir l’amiral et préparer vos bâtiments pour la suite.
Colquhoun le regardait sans le voir.
— Qu’il aille au diable, notre gouvernement de mollassons ! Cela fait des années que je sens venir le coup. Tandis que les Français construisaient des bâtiments neufs, les nôtres ont pourri sur place pour de basses raisons financières. Si l’on donnait l’ordre à l’escadre de la Manche d’appareiller demain matin, je doute fort que l’on réussisse à aligner plus de vingt voiles.
Les deux autres le regardaient d’un air abasourdi.
— Eh oui, messieurs, tandis que vous étiez à la mer, persuadés que rien ne manquerait au jour dit, j’étais là, je me taisais, mais j’ai eu le temps d’observer ce qui se préparait.
Il frappa du poing sur la table.
— Je connais quelques amiraux si préoccupés de leur petit jeu politique et de leur vie de rêve qu’ils n’ont plus le temps de penser aux besoins de la flotte ! Mais je dois décider quelque chose, conclut-il en s’asseyant pesamment.
La porte s’entrouvrit, un aspirant apeuré passa la tête.
— C’est la Miranda, monsieur, elle demande des ordres.
Il n’eut pas le loisir de poursuivre.
— Dites-lui de se comporter autrement ! C’est à moi qu’il incombe de prendre une décision, conclut-il sèchement.
Bolitho jeta un regard à Maulby. Pour la première fois de sa vie, il comprenait vraiment ce que signifie commander. Peu importait que la décision de Colquhoun fût bonne ou mauvaise, il avait au moins appris une chose : lorsque vous preniez la bonne décision, d’autres que vous en tiraient bénéfice. Mais si vous faisiez le mauvais choix, cela vous retombait inévitablement dessus.
— Maulby, envoyez-moi votre secrétaire, fit brutalement Colquhoun, je vais dicter de nouveaux ordres à… – il regarda Bolitho – pour l’Hirondelle.
Il leur donnait l’impression de penser tout haut.
— Je ne doute pas de vos aptitudes, Bolitho, mais vous manquez d’expérience et j’ai besoin du Faon tant que je n’en sais pas davantage.
Le secrétaire entra ; Colquhoun lui indiqua le bureau d’un simple geste.
— Vous allez rester avec les transports, le capitaine de la Miranda vous donnera vos ordres et vous lui obéirez en tout. Vos ordres prévoiront que vous pourrez rallier l’escadre dès que les transports seront à bon port – il fit une pause. J’ai bien dit : à bon port.
— Bien monsieur, fit Bolitho en se levant.
— A présent, sortez d’ici et laissez-moi rédiger mes ordres.
Maulby le prit par le bras et l’accompagna sur le pont principal.
— J’ai l’impression que le petit amiral n’est pas content, cher ami, soupira-t-il. J’avais bien envie de me débarrasser de sa compagnie et de vous le refiler. Décidément, ajouta-t-il en souriant, la justice n’est pas de ce monde !
Le canot dansait dans la houle, Stockdale s’abritait les yeux en surveillant son retour.
— Les nouvelles sont mauvaises, dit-il à Maulby, mais prévisibles. Les masques sont tombés.
— J’ai bien peur, répondit gravement Maulby, que l’agneau ne se fasse dévorer.
— Vous ne parlez pas sérieusement ? lui demanda Bolitho en le regardant droit dans les yeux.
— Je n’en suis pas sûr. Ce que les Grenouilles viennent d’inventer, ces foutus Espagnols le feront demain. Bientôt, nous aurons le monde entier à nos trousses – il fit une moue. Le petit amiral a raison au moins sur un point : on dirait que nous sommes gouvernés par des pitres, et que la majorité d’entre eux a envie de nous rendre fous.
Son second apparut, porteur d’une enveloppe fraîchement scellée. Maulby donna une claque sur l’épaule de Bolitho et conclut amicalement :
— Pensez à nous de temps à autre. Tandis que vous ferez votre petite croisière d’agrément, je serai contraint de l’avoir à ma table – il se frotta les mains. Encore que, avec un peu de chance, il pourrait être promu et disparaître à jamais…
Le second se fit insistant.
— Le capitaine de vaisseau Colquhoun vous présente ses compliments, monsieur, et souhaite vous voir immédiatement.
Maulby lui fit signe qu’il arrivait et tendit la main à Bolitho.
— A la prochaine, Bolitho.
On aurait dit qu’il avait du mal à le laisser partir.
— Faites attention, l’ami. Vous avez un beau commandement, mais votre équipage comporte un beau paquet d’Américains – il essaya de sourire. Si la guerre vire au mauvais, ils pourraient être tentés de tourner casaque. Et d’ailleurs, c’est sans doute ce que je ferais à leur place.
— Merci, répondit Bolitho en le regardant dans les yeux, je m’en souviendrai.
Maulby avait du mal à cacher son soulagement.
— Allez, je savais bien que je pouvais vous faire confiance, et que vous n’alliez pas prendre mes conseils stupides pour de la suffisance.
— Vous avez pris un risque : j’aurais pu aller trouver Colquhoun pour lui raconter comment vous l’avez surnommé !
— J’aurais nié !
— Bien sûr !
Et ils éclatèrent de rire.
Le canot approchait, ils redevinrent sérieux. Bolitho n’eut pas le temps de descendre qu’une volée de signaux grimpait aux vergues du Faon. La frégate fit immédiatement l’aperçu.
Bolitho s’installa dans la chambre et se tourna vers son bâtiment. Colquhoun avait assumé ses responsabilités et pris sa décision, à son tour maintenant d’en faire autant.
Le lieutenant Tyrrell se retourna : les épaules et la tête de son commandant émergeaient de la descente. Il le laissa faire son inspection habituelle du compas et des voiles avant de remarquer :
— Elle marche bien, monsieur.
Bolitho traversa le pont mouvant et s’accrocha des deux mains à la lisse de dunette, La coque tremblait doucement, comme un animal frémissant. Le soleil de midi tapait dur, mais il en avait à peine conscience, sensible seulement aux voiles bien gonflées et aux gerbes d’embruns qui jaillissaient par-dessus le boute-hors. Cinq jours déjà, depuis que le Faon avait fait demi-tour pour mettre le cap sur Antigua ; on aurait dit que le départ de Colquhoun leur avait rendu de la chance et des vents plus favorables. Certes, le temps restait capricieux, mais la brise était au moins clémente. Après avoir tourné au sud-suroît, le vent avait sensiblement fraîchi sans jamais tomber depuis. Toute la toile dessus, les bâtiments faisaient route vers la côte américaine, qui ne devait pas se trouver à plus de deux cent cinquante milles, à en croire les derniers calculs. Les lourds navires marchands maintenaient un bon cinq nœuds, appréciant, apparemment, la liberté que leur laissait le capitaine de la Miranda… Les signaux de la frégate s’adressaient presque exclusivement à l’Hirondelle. Dans les vingt-quatre heures qui avaient suivi le départ du Faon, la vigie n’avait vu qu’une seule voile, loin devant le convoi, minuscule tache blanche posée sur l’horizon.
Bolitho avait envoyé Graves en haut avec sa lunette, mais l’aspirant avait été incapable d’identifier leur mystérieux poursuivant. Bolitho avait donc demandé à la frégate l’autorisation d’investiguer, ce qui lui avait été refusé. Le capitaine de la Miranda regrettait sans doute amèrement d’être tombé sur le convoi. Sans ce boulet qu’il traînait derrière lui, il aurait déjà rempli sa mission et on ne lui aurait même pas reproché de ne pas avoir remis ses dépêches à Antigua. Une fois encombré de ces bâtiments marchands, trop lents, il n’avait pas d’autre choix. Il avait parfaitement conscience de ce que l’Hirondelle, si elle s’échappait tant soit peu, risquait de ne jamais pouvoir le rallier et de lui laisser la pleine responsabilité des transports.
Mais ils n’avaient plus revu l’inconnu et Bolitho avait bien dû admettre que le capitaine de la Miranda avait eu raison de le retenir, même si sa réaction lui avait paru un peu trop prudente.
Il se tourna vers Tyrrell, bronzé à souhait :
— Je suis ravi de ce que je vois.
Quelques gabiers volants se laissaient glisser le long des bastaques pour faire la course, après avoir terminé leur besogne dans les hauts. Buckle avait raison : elle marchait comme un oiseau par tous les temps. Il observa un instant l’Ours, celui des transports qui se trouvait le plus près de lui. Ah, s’ils pouvaient être déchargés de ce convoi… Il pourrait alors réellement jauger l’Hirondelle, la mettre sous brigantine et bonnettes et voir ce dont elle était capable tout dessus.
Lorsqu’ils n’étaient pas de service, le gros des officiers flânait sur le pont en bavardant avant le dîner, prenant bien garde d’éviter le bord au vent.
Dalkeith, le chirurgien, sa tête chauve toute blanche au soleil, s’esclaffait en compagnie de Buckle. Le garçon de carré avait vigoureusement brossé sa perruque rousse – Bolitho se demanda s’il ne lui avait pas donné un lavage en sus. Lock, le commis, discutait plus gravement avec Heyward et feuilletait en tous sens son gros registre. Il lui expliquait quelque point de ravitaillement pour lui permettre de hisser ses connaissances plus haut que celles de son camarade Bethune, Ce dernier, de quart, était mollement appuyé sur la lisse, la chemise grande ouverte, et se massait l’estomac : ce garçon avait visiblement grand-faim, tous les aspirants étaient ainsi.
Sous eux, sur le pont principal, beaucoup de marins dînaient à l’ombre des voiles ou faisaient comme leurs officiers. Le bosco était avec son ami Yule, le canonnier. À eux deux, ils auraient fait une jolie paire de brigands. Alors que Tilby était massif et grossier, avec ses traits déformés par les abus de boisson, Yule était un homme maigre et fin aux petits yeux curieux qui n’arrêtaient pas de fureter.
Observer ainsi tous ces petits groupes ne rendait que plus sensible à Bolitho son propre isolement. Isolement qui pouvait tourner à la solitude, et le privilège deviendrait fardeau.
Les mains dans le dos, la chemise largement ouverte, il reprit sa marche du bord au vent pour profiter de la brise qui aérait sa chevelure et son torse. Derrière les filets de branle, quelque part, se trouvait la côte américaine. Ce serait amusant de jeter l’ancre uniquement pour constater que la guerre était finie, que tout ce sang versé avait été inutile devant ce nouveau défi lancé par la France. Si l’Angleterre devait reconnaître l’indépendance de l’Amérique, les deux pays pourraient unir leurs forces contre les Français et les réduire à merci, définitivement cette fois. Jetant un coup d’œil à Tyrrell, il se demanda s’il pensait de même.
Il chassa de sa tête les problèmes personnels de Tyrrell pour se concentrer sur le quotidien. Il fallait refaire le plein d’eau le plus vite possible. Les fûts étaient de mauvaise qualité, l’eau croupissait vite sous ces climats. Il leur faudrait aussi trouver des fruits frais, que ce fût à terre ou auprès d’un bâtiment de ravitaillement. Il était même étonnant que l’équipage eût encore une telle forme alors que Ransome n’avait pas pris la moindre mesure dans ce domaine. À bord du vieux Trojan, en trois ans, il n’avait pas vu un seul cas de scorbut, preuve de l’attention que portait le capitaine Pears à ses hommes et bel exemple pour ses subordonnés. Il en avait souvent parlé à Lock qui, après une hésitation, avait fini par lui répondre : « Ça coûte bien cher, monsieur. »
— Cela coûtera bien plus cher si nos hommes tombent malades, monsieur Lock. J’ai vu une escadre entière devenir indisponible parce que l’on avait appliqué des méthodes aussi barbares.
Il y avait aussi une punition à régler, un homme à fouetter. C’était le premier cas qu’il avait à traiter depuis qu’il commandait. Il n’avait jamais aimé abuser des punitions, tout en sachant qu’elles étaient nécessaires de temps à autre. Dans la marine, la discipline était dure et ne souffrait pas de délai. Lorsqu’un bâtiment se trouvait loin de tout, c’était le seul moyen dissuasif dont disposât nu capitaine pour éviter l’insubordination et le chaos. Certains en abusaient pourtant sans réfléchir. Ces séances de fouet, inhumaines et brutales au possible, étaient banales. Jeune aspirant, Bolitho avait manqué s’évanouir en assistant à l’un de ces spectacles. D’autres capitaines, trop faibles et incapables, déléguaient ce genre de corvée à leur subordonnés et se bouchaient les oreilles lorsqu’ils n’en usaient pas à propos.
Pourtant, le marin anglais savait en général ce qui l’attendait et il était prêt à subir les conséquences de ses actes. Si un homme volait ou essayait de tricher avec l’un de ses compagnons, il n’avait droit à aucune pitié. Les méthodes judiciaires assez expéditives de l’entrepont étaient aussi redoutées que celles dont disposait un capitaine.
Le cas présent était différent, du moins pour ce qu’il croyait en savoir. Un marin avait défié Graves pendant un quart de nuit, alors qu’on appelait les hommes pour ferler les huniers au passage d’un grain subit. Il avait crié, l’avait traité de « bandit sans cœur » devant une vingtaine de matelots.
Sans en parler à quiconque, Tyrrell avait demandé à Bolitho d’entendre les explications de cet homme. C’était un bon marin ; Graves l’avait provoqué stupidement parce qu’il était arrivé en retard sur sa vergue.
« Foutu salopard de Yankee », voilà ce que Graves lui avait dit. Trop fainéant pour faire son devoir et sans doute trop lâche le jour où il faudrait combattre.
Tout cela, ajouté à la dernière algarade entre Tyrrell et Graves, était la preuve de la tension qui régnait parmi ses hommes.
Mais Graves avait campé sur ses positions : cet homme l’avait insulté devant l’équipe de quart, il devait être puni.
Et d’une certaine manière, il avait raison. Si son autorité n’était pas soutenue de cette manière, il ne pourrait jamais plus rien faire.
Bolitho s’en voulait : eût-il pris le temps de réfléchir davantage à cette situation inhabituelle ou eût-il pris plus à cœur ses nouvelles responsabilités, il aurait pu empêcher ce genre d’incident. En donnant l’exemple, en contraignant ses officiers si nécessaire, il leur aurait fait comprendre qu’il ne tolérerait pas ce genre de comportement. Mais il était trop tard, le mal était fait.
Il avait trouvé un mauvais compromis en temporisant, mais il n’était plus possible de retarder l’inévitable.
Il leva la tête vers la grand-vergue brassée serré. Ils faisaient route bâbord amures. Il voyait l’homme, habillé d’un simple morceau de toile à voile et qui travaillait avec les autres à ces épissures et réparations sans fin qu’il fallait sans cesse pratiquer dans le gréement. Tyrrell pensait-il vraiment que cet homme avait cédé à une provocation ? Ou bien défendait-il seulement sa propre cause en s’imaginant que Graves se vengeait de lui en faisant punir un autre colon ?
— Ohé du pont !
L’appel de la vigie avait du mal à dominer le bruit du vent et les claquements des voiles.
— La Miranda signale !
Bolitho réagit aussitôt.
— Grimpez donc en haut, monsieur Bethune ! Mais vous dormez, aujourd’hui !
Tyrrell s’écarta pour laisser passer l’aspirant qui courait aux enfléchures sous le vent avec sa lunette.
— Il pense à son repas ! fit-il, en souriant devant la confusion du garçon.
— Apparemment, monsieur Tyrrell, la vigie est le seul homme de ce quart qui pense à faire son devoir.
Le second devint écarlate et tourna les talons sans rien répondre.
— De la Miranda, monsieur, héla Bethune, « Faites route noroît ! »
— Faites l’aperçu !
Bolitho était en colère, tant à cause de l’attitude de Tyrrell qu’à cause de sa propre sortie, assez mal venue.
À deux milles sur l’avant de la Toison-d’or, ses voiles rapiécées pleines à craquer, la Miranda taillait sa route à belle allure. Elle était en train d’établir ses cacatois pour partir en reconnaissance. L’intrus était quelque part sur bâbord à lui et, puisqu’ils le revoyaient pour la première fois, ils devaient être en route convergente.
— Ohé du pont ! Voile en vue ! Au vent dans les bossoirs !
Bolitho fit le tour des visages qui l’entouraient. L’espace d’une seconde, il médita de monter lui-même dans le croisillon de hune, malgré la peur qu’il avait de grimper et dont il n’avait jamais pu se défaire. Cette longue escalade aurait fait retomber sa colère comme par miracle et lui aurait sans doute remis les idées en place.
Il aperçut Raven, nouveau second maître récemment promu.
— En haut, vous ! Prenez une lunette et racontez-moi ce que vous voyez.
Buckle avait parlé de lui comme d’un marin expérimenté, qui avait déjà servi à bord de plusieurs vaisseaux du roi et ne s’en laissait pas conter.
Raven n’avait pas encore atteint la grand-vergue que la vigie appelait.
— Deux bâtiments qui voguent de conserve !
Tous les yeux étaient fixés sur Raven qui poursuivait son ascension dans les enfléchures vers le mât de hune.
Bethune, encore honteux de n’avoir pas vu le signal de la Miranda, se raidit soudain et cria :
— Du canon, monsieur !
Il avait mis ses mains en pavillon pour mieux discerner le bruit, ce qui lui donnait l’air d’un horrible gnome.
Bolitho le regarda. Il prêta l’oreille, essaya de gommer le bruit des voiles, et entendit lui aussi la canonnade, un grondement sourd, discordant. Il était fou d’impatience mais savait très bien que, s’il bousculait trop Raven, l’homme risquait de perdre tout jugement.
— Ohé du pont ! Raven, enfin ! Le premier est un bâtiment de commerce, il se fait attaquer par un brick !
— Mon Dieu, s’exclama Buckle, c’est un corsaire !
Bolitho arracha une lunette et la pointa à travers la masse du gréement, à côté de quelques hommes entassés sur le gaillard. Une illusion d’optique ? Il cligna des yeux, pointa de nouveau. Non, c’était bien lui, minuscule tache blanche à peine différente des moutons. Ce transport isolé n’avait pas eu de chance, mais à présent, ils pouvaient fort bien retourner la situation.
La Miranda changeait brutalement d’amure, toutes voiles faseyantes. Elle reprit le vent, une volée de pavillons monta.
— Signal à tous, lut Bethune : « Restez à votre poste ! »
Buckle poussa un juron.
— Il veut avoir la prise pour lui tout seul, ce salopard !
On entendait mieux le canon à présent. Bolitho reprit sa lunette et aperçut de la fumée qui dérivait lentement dans le lit du vent, puis la petite silhouette du brick qui se rapprochait toujours de sa proie.
Il replia la lunette dans un claquement sec ; les hommes parlaient dans son dos, tenaient des propos désenchantés, exprimaient des opinions qu’il n’était pas loin de partager. Pourtant, si le capitaine de la Miranda avait décidé de partir à l’attaque, c’était peut-être plus pour vaincre l’ennui d’une longue traversée que pour humilier l’Hirondelle.
— Tyrrell, fit-il en se retournant, signalez à l’Ours d’envoyer davantage de toile, je trouve qu’il se laisse tomber trop loin.
Et il fit volte-face afin d’observer la frégate. Au plus près serré, elle avançait pourtant bien. Il apercevait les sabords ouverts, la ligne de gueules luisant au soleil tandis qu’elle mettait en batterie.
Le capitaine du brick avait sûrement compris ce qui se passait, mais, si près de la victoire, ne tenait certainement pas à lâcher prise.
Sur le pont et les passavants, les discussions allaient bon train, et ses hommes faisaient de grands gestes. Il devina qu’ils imaginaient entre eux comment ils s’y seraient pris si on leur avait laissé la chance de s’attaquer au corsaire.
Bolitho appela Raven et lui cria de redescendre.
— Vous avez bien travaillé, lui dit-il.
L’homme eut un petit sourire gêné.
— Merci monsieur. Ce brick est un yankee, ça, c’est bien sûr. J’en ai vu des tas de pareils dans le temps. L’aut’, c’est un de la Compagnie des Indes, à voir à quoi i’ressemble, encore que ses canons soyent pas aussi bons. J’ai pas vu un trou dans les voiles du yankee.
— Le brick rompt le combat ! cria Tyrrell. Il s’en va !
Bolitho poussa un soupir : le bâtiment marchand ralliait le convoi, tandis que la Miranda se ruait sur l’attaquant. Bien manœuvré, un brick gardait une bonne chance d’échapper à la frégate tant en vitesse qu’en agilité, mais celui-là avait trop tardé. En convergeant comme les mâchoires d’un piège sur leur proie, les trois bâtiments allaient se trouver bord à bord, la frégate protégeant le marchand alors qu’elle pouvait cracher sa bordée sur toute la longueur de la coque.
Si le brick n’était pas trop abîmé dans l’affaire, il ferait un renfort précieux à la flotte. Et, pour couronner le tout, le capitaine de la Miranda allait y gagner une belle part de prise.
Il s’arracha au spectacle en entendant des cris à l’échelle de dunette, tout près de lui. C’était Tilby, rouge d’avoir bu un coup de rhum caché on ne sait où, le visage convulsé de colère. Il vint vers lui :
— … d’mande bien pardon, monsieur, c’est rapport à c’t homme qui dit qu’i’veut vous parler.
Il jeta un regard en dessous au matelot en question.
— Et j’y ai dit qu’un homme en attente de punition peut pas parler à un officier sans permission.
Bolitho comprit alors que le marin était celui qui devait être fouetté. C’était un homme jeune, solidement bâti, qui s’accrochait convulsivement au bras du bosco.
— Qu’y a-t-il, Ylverton ? demanda Bolitho.
Le marin grimpa sur la dunette, avala péniblement sa salive.
— Ce bâtiment, m’sieur ! C’est pas un de la Compagnie des Indes, c’est un salopard de français ! J’l’ai vu à Boston, voilà quelques années d’ça !
— Dieu du ciel ! fit Bolitho en sursautant.
C’est à ce moment que le bâtiment de commerce lâcha une pleine bordée contre la muraille sans défense de la Miranda. Puis ce fut l’horrible grondement qui déchira le cœur de tout le convoi.